- suspension teléologique de l'Éthique
- * Clarifiant les rapports complexes du général, du particulier et du singulier, le « Problème I » traité dans Crainte et tremblement permet de mieux comprendre le statut kierkegaardien de l'Éthique [Voir supra Ethique/Morale]. « Y a-t-il une suspension teléologique de l'Éthique ? » (CrT, SV3 V, p. 51-62/OC V, p. 146-158). Kierkegaard pose cette question à partir de la Genèse (22, 1-2 <TOB, p. 83>) « Dieu mit Abraham à l'épreuve et lui dit [...] "Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l'offriras en holocauste sur celle des montagnes que je t'indiquerai" ». Crainte et tremblement médite sur Abraham répondant à la convocation divine et La répétition analyse non pas ce qui se produit quand Dieu redonne son fils à Abraham, mais ce que signifie cette restitution. Loin d'être un meurtrier ordinaire, Abraham obéit à une injonction divine. Le sacrifice d'Isaac n'est pas un simulacre même si à l'instant crucial un bélier est substitué à l'enfant en guise de victime. Qu'Isaac soit rendu à Abraham n'efface pas le geste de ce dernier il n'y a pas négation du geste sacrificiel mais restauration, réintégration (cf. Rép, SV3 V, p. 127/OC V, p. 16). C'est pourquoi Kierkegaard parle de suspension téléologique de l'Éthique, non de suppression de l'Ethique (beaucoup de lecteurs ne perçoivent que confusément cette distinction pourtant fondamentale suspendre provisoirement n'est pas supprimer définitivement).** Ce « Problème I » se traduit aussi en termes philosophiques. Jusqu'où Hegel a-t-il raison ? En quel lieu, à quel moment, dans quelles conditions, en vue de quelles fins, doit-on abandonner la rationalité hégélienne ? Johannes de Silentio, l'auteur pseudonyme de Crainte et tremblement, répond sans équivoque « Hegel a raison lorsqu'il laisse l'homme dans le bien et la conscience-morale n'être déterminé que comme l'individu-singulier (den Enkelte), il a raison dans le fait de considérer cette détermination comme une "forme morale (moralsk) du mal" (cf. surtout La philosophie du droit), laquelle doit être supprimée dans la téléologie du vivre-éthiquement, de sorte que l'individu-singulier qui reste dans ce stade, ou bien pèche, ou bien se trouve dans le scrupule. Ce en quoi Hegel au contraire n'a pas raison, c'est de parler de la foi. [Hegel a] tort de ne pas protester hautement et distinctement contre le fait qu'Abraham jouit de gloire et d'honneur comme un père de la foi, tandis qu'il devrait être renvoyé au tribunal et banni comme un meurtrier » (CrT, SV3 V, p. 51-52/OC V, p. 147). Johannes de Silentio donne ici explicitement ses sources hégéliennes (PPD, 2e partie, 3e section, § 129-141, « Le bien et la conscience-morale »). On est alors très concrètement et cordialement convié au dialogue philosophique engagé avec Hegel par Kierkegaard [Voir aussi supra Éthique/Morale. Et voir infra Système]. Voici comment Johannes de Silentio résout le problème « La foi est en effet ce paradoxe que l'individu-singulier (den Enkelte) est plus haut que le général, pourtant, il faut le remarquer, de telle sorte que le mouvement se répète — que, par conséquent, après qu'il a été dans le général, il s'isole à présent comme l'individu-singulier, comme plus haut que le général. Si ceci n'est pas la foi, alors Abraham est perdu » (CrT, SV3 V, p. 52/OC V, p. 147). Abraham doit subir l'épreuve du sacrifice de son fils durant la suspension téléologique de l'Éthique, mais Abraham n'est aucunement perdu. Il ne saurait tomber sous la critique hégélienne de la moralité abstraite. Abraham n'est pas un individu particulier opposé arbitrairement à la généralité, mais un individu-singulier.*** Toute l'analyse du général (det Almene) telle qu'elle est menée dans le « Problème I » se comprend par référence double à la Critique de la raison pratique et aux Principes de la philosophie du droit. Cet examen fait apparaître comment Silentio souscrivant, par-delà la formulation kantienne de la moralité, au discours hégélien sur la vie-éthique, peut, en fonction même de cette référence et en s'appuyant rigoureusement sur elle, la récuser finalement au profit d'une suspension (kierkegaardienne) précédant une répétition-reprise (kierkegaardienne, elle aussi) qui n'est jamais une médiation (hégélienne). On ne doit pas manquer de rapprocher les deux citations suivantes « Médiation est un mot étranger, répétition-reprise (Gjentagelse) est un bel-et-bon mot danois, et je congratule la langue danoise d'avoir un terme philosophique » (Rép, SV3 V, p. 131/OC V, p. 20). « Ici se montre la nécessité d'une nouvelle catégorie pour comprendre Abraham » (CrT, SV3 V, p. 56/OC V, p. 151). Cette catégorie dialectique post-hégélienne est la répétition-reprise kierkegaardienne.
Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. Hélène Politis. 2002.