- morale
- * L'éthique kierkegaardienne inclut sans les confondre la dimension de la morale et celle de la vie-éthique. C'est donc beaucoup plus qu'une simple notion, puisque l'éthique implique un dispositif articulant dialectiquement plusieurs concepts, plusieurs sphères (éthique, religieuse), plusieurs moments de la culture (Antiquité, modernité), plusieurs héritages philosophiques (surtout Kant et Hegel), plusieurs rapports au divin et à la religion (paganisme, christianisme). Le dispositif éthique/morale/vie-éthique/éthicité est chez Kierkegaard d'une redoutable technicité philosophique. C'est un dispositif conceptuel rigoureux et complexe, tout à fait clair dans le texte danois (pour qui, du moins, lit ce texte avec une attention soutenue) parce que Kierkegaard emploie avec soin des termes corrélés ayant chacun sa signification (et en lui-même et par rapport à la conceptualité éthique/morale/vie-éthique/éthicité complètement déployée) malheureusement, dans les traductions françaises disponibles, ces termes sont la plupart du temps traités comme des synonymes ou, en tout cas, comme des notions au contenu vague. Aux lecteurs souhaitant améliorer leur connaissance de la pensée kierkegaardienne, on proposera un utile conseil méthodologique qu'ils admettent que ces termes ne s'équivalent pas dans la langue philosophique kierkegaardienne mais ont chacun une fonction, ce qui leur permet d'entretenir les uns avec les autres des relations philosophiquement viables. Étudier ces relations dialectiques sans tricher sur ce que Kierkegaard appelle souvent les instances intermédiaires, aide à s'orienter avec bonheur et succès dans cette œuvre.** Ce sont les Principes de la philosophie du droit de Hegel qui livrent un fil conducteur pour débrouiller la complexité du dispositif kierkegaardien éthique/morale/vie-éthique/éthicité. En effet, dès sa thèse sur Le concept d'ironie constamment rapporté à Socrate (1841), Kierkegaard cite et commente cet ouvrage publié par Hegel en 1821. Les Principes de la philosophie du droit développent trois parties complémentaires et congruentes 1) Droit abstrait 2) Moralité [en allemand Moralität] 3) Vie-éthique [en allemand Sittlichkeit]. Dans la 2e partie Hegel, appliquant la grille interprétative de son Système à la Critique de la raison pratique, analyse la moralité selon Kant, qu'il admire tout en la jugeant insuffisante. La moralité kantienne permet, dit Hegel, de sortir des impasses du droit abstrait mais aboutit aux impasses d'un subjectivisme exacerbé (à chercher du côté de Fichte et surtout des Romantiques allemands) il faut donc (toujours selon Hegel) faire s'assumer et se dépasser la moralité kantienne en une vie-éthique capable de trouver — par-delà la personne juridique inventée par le droit romain (cf. 1re partie des PPD) puis par-delà l'impératif catégorique auquel obéit le sujet moral kantien (cf. 2e partie des PPD) — la personnalité éthico-politique moderne en sa triple scansion (cf. 3e partie des PPD [a) famille, b) société civile, c) État]). Pour accéder à l'éthique kierkegaardienne ce détour est indispensable. Kierkegaard refuse de revenir à Kant, ce qui le ramènerait en deçà de Hegel. Comme Hegel, il juge indispensable mais insuffisant le sujet de la moralité kantienne. En lecteur avisé de Hegel, Kierkegaard souhaite ne pas privilégier l'intériorité au détriment de l'extériorité. Privilégier l'intériorité serait traiter la subjectivité de manière unilatérale on doit intégrer la définition kantienne de la moralité mais non s'en tenir à elle. Sur ce point Kierkegaard est d'accord avec Hegel pour l'un comme pour l'autre, il est indispensable de rapporter la subjectivité à une objectivité supérieure à laquelle la subjectivité est appelée à participer. Si le sujet kierkegaardien est « isolé », il ne l'est ni au sens de l'autonomie kantienne ni au sens de la subjectivité romantique paroxystique (chez F. Schlegel interprète de Fichte, par exemple). La tâche de l'individu-singulier (den Enkelte) kierkegaardien est bien de participer authentiquement à une vie-éthique où il fait l'expérience d'un rapport vrai à la réalité comme effectivité. Ici la question d'une « suspension téléologique de l'Éthique » (traitée dans Crainte et tremblement [1843]) prend toute sa portée philosophique [Voir infra Suspension téléologique de l'Éthique]. L'articulation Kant-Hegel quant au rapport moralité/vie-éthique (articulation hautement dialectique dans le Système hégélien) se dialectise autrement mais tout aussi fortement chez Kierkegaard par l'intervention d'un moment éthico-religieux qui prend en compte la définition hégélienne de la vie-éthique comme Sittlichkeit mais la récuse en dernière instance au profit d'une conception de la christianité qui permet seule à l'individu-singulier d'opérer une rentrée dans la généralité sans pour autant être absorbé en elle. L'éthico-religieux kierkegaardien est, de façon radicalement neuve, cette vie-éthique effective (non hégélienne mais nullement pré-hégélienne) entrelaçant dynamiquement généralité et singularité, objet et sujet, infini et fini, éternité et temporalité, liberté et histoire, extériorité et intériorité, existence humaine et être de Dieu.*** Deux remarques pour affiner ce qui précède. Premièrement La façon dont Kierkegaard comprend Socrate (son ironie, sa maïeutique, son rôle dans l'invention du sujet moral et de la philosophie) mériterait d'être explicitée dans ce cadre. Le concept d'ironie constamment rapporté à Socrate intègre dans une « Annexe » centrale (portant sur la conception hégélienne de Socrate) un exposé des raisons pour lesquelles Hegel, en ses Leçons sur l'histoire de la philosophie, fait de Socrate « le fondateur de la morale » (cf. CI, SV3 I, p. 248-256/OC II, p. 205-214/traduction H. Politis dans Autour de Hegel Hommage à B. Bourgeois, Paris, 2000, p. 370-378). Partant de là, Kierkegaard trace le portrait d'un Socrate ironiste continuellement en route vers l'idée, combattant inlassablement par son questionnement les préjugés de ses contemporains afin de les contraindre à exercer leur jugement et leur discernement, mais sans franchir lui-même le pas qui mènerait à l'élaboration d'une doctrine [Voir infra Ironie]. — Deuxièmement On constate que définir l'éthique kierkegaardienne implique de puiser dans tout un réservoir de notions fondamentales (historicité, foi, liberté, intériorité et extériorité, sujet, savoir, être, existence, christianisme, ordinaire et extraordinaire, Antiquité et modernité, etc.). Jamais « systématique » au sens hégélien du terme, la pensée de Kierkegaard fait système, étant ordonnée et vivante les éléments d'information et de compréhension s'articulent logiquement entre eux, se précisent les uns par les autres, répondent les uns aux autres. La langue conceptuelle kierkegaardienne mérite d'être connue et parlée en tant que telle.
Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. Hélène Politis. 2002.