christianisme

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* Le christianisme (Christendom) renvoie chez Kierkegaard à deux domaines qui ne se situent pas sur le même plan de réalité. La chrétienté (Christenhed) désigne l'église officielle, fonctionnant institutionnellement dans un temps et un lieu selon des codes établis par exemple — et tout spécialement — l'église comme système religieux de référence au Danemark durant la première moitié du XIXe siècle. Ce christianisme-là, Kierkegaard l'appelle aussi chrétienté géographique en tant qu'il résulte d'abord des particularités de la naissance et de l'appartenance socioculturelle à un pays « Il vit des millions de chrétiens — on peut compter là-dessus ! oui, on peut autant y compter que si les mêmes êtres humains, étant nés [en terre islamique], étaient musulmans » (Pap. XI 1 A 512 <1854>). Or, ce qui permet à Kierkegaard d'être si férocement critique envers le christianisme comme chrétienté géographique, c'est la conception qu'il a du christianisme entendu cette fois comme le spécifiquement chrétien ou la christianité (det Christelige) « Dans "la chrétienté" tous sont chrétiens ; lorsque tous sont chrétiens, le christianisme du Nouveau Testament eo ipso n'est pas là, oui il est impossible » (Instant, SV3 XIX, p. 163/OC XIX, p. 166). L'œuvre de Kierkegaard vise simultanément à dénoncer la chrétienté comme non chrétienne (parce que rapportant le christianisme à des catégories de pensée humaines sociologiquement déterminées) et à rendre attentif à la christianité comme expression-action du paradoxe du Dieu fait homme une fois pour toutes et pour toujours. Ce fait paradoxal [Voir aussi supra Apôtre] introduit effectivement l'éternité dans le temps, modifiant de façon décisive le rapport des hommes à l'absolu vivant.
** Ce qui est grave, ce n'est pas simplement que le christianisme de la chrétienté ne soit pas authentiquement chrétien ; c'est, plus encore, qu'il prétende frauduleusement s'identifier avec le christianisme comme christianité. Kierkegaard ne cesse de dénoncer la perversion qui pousse les chrétiens géographiquement baptisés à aller en masse célébrer le culte du dimanche matin avec cette même bonne conscience et ce même conformisme qui les mènent ensuite, tout aussi directement, à la pâtisserie la plus proche pour y acheter les gâteaux qu'ils mangeront en famille lors du déjeuner dominical avant de faire, l'après-midi, leur promenade hygiénique et récréative. Un tel christianisme géographique, scandant des rythmes répétitifs figés, ne sert qu'à séparer le dimanche de la semaine, le repos du travail. Mais il perpétue l'illusion pseudo-chrétienne d'un accès facilement obtenu à une vie éternelle par-delà le temps, comme si la vie éternelle résultait en dernière analyse d'un petit commerce entretenu ponctuellement avec Dieu par l'intermédiaire de ces représentants patentés de l'Éternel sur terre que seraient les pasteurs. Kierkegaard tient ceux-ci pour des sophistes à l'aide de leurs discours pieux, ils enseignent en effet, moyennant profit (argent, reconnaissance publique, promotion sociale), comment devenir chrétien, tandis qu'eux-mêmes se font passer à bon compte pour des témoins de la vérité. (Voir par exemple ce que Kierkegaard écrit à propos de l'évêque J. P Mynster [1775-1854], présenté à sa mort par son successeur, le professeur et théologien H. L. Martensen [1808-1884], comme un témoin de la vérité, alors qu'il avait eu une carrière pastorale honorablement et paisiblement mondaine.) Il ne faut pas confondre la catégorie des pasteurs, et encore moins celle des professeurs disposant d'une chaire pastorale, avec celle des témoins de la vérité un (vrai) témoin-de-la-vérité est capable de redoubler dans sa vie ce qu'il a compris de la doctrine en faveur de laquelle il témoigne ; or le Nouveau Testament invite à abandonner les modes de penser habituels, à renoncer aux bénéfices de la mondanité, à rompre tout autant avec les prestiges du sensible immédiat qu'avec ceux de l'intellectualité abstraite. Le témoin qui se contente de dire cela (témoigner verbalement) sans le faire (c'est-à-dire sans témoigner en payant de sa personne, en opérant grâce à Dieu une véritable transformation de son rapport à soi-même et de ses rapports avec autrui, en s'employant à inscrire dans la réalité quotidienne la vérité de ce qu'il a perçu du message chrétien), n'est pas un témoin mais un imposteur.
*** Dans cette dénonciation de la chrétienté géographique, Kierkegaard voit en Feuerbach (1804-1872) non un ennemi mais un allié indirect. En effet, dans L'essence du christianisme, Feuerbach dévoile l'essence anthropologique de la religion (l'être de Dieu est, selon Feuerbach, l'être même de l'homme) et il combat l'opération idéologique de la religion qui, dit-il, aliène l'être humain en l'acculant à croire que son être propre lui est étranger, étant le reflet d'un Autre (cet Autre étant l'homme, mais perçu fantasmatiquement et représenté fantastiquement parce qu'illusoirement projeté par l'humanité même hors de soi, en un être autre que soi). À L'essence du christianisme Kierkegaard répond par L'école du christianisme (titre qu'on traduirait mieux, avec H.-B. Vergote, par des Exercices dans la christianité— ou encore un Entraînement [actif et engagé] dans la direction du devenir-chrétien). L'école du christianisme (ouvrage publié par Kierkegaard en 1850 sous le pseudonyme Anti-Climacus) ne se contente pas de récuser polémiquement les descriptions et analyses présentées dans L'essence du christianisme (1841), mais il les assume pour y répondre dialectiquement en cherchant par-delà l'illusion chrétienne contemporaine (repérée et dénoncée par Feuerbach, lecteur bien informé du Système hégélien mais lecteur refusant la dialectique synthétisante hégélienne au profit d'un schème du renversement permettant au genre humain de se réapproprier ce dont l'avait dépossédé une religion chrétienne mystificatrice) une lecture différente du christianisme — comme christianité cette fois —, plus justement et plus scandaleusement fidèle à la vérité du Nouveau Testament. La christianité selon Kierkegaard n'élude plus l'historicité spécifique du message christique, elle n'est pas platement anthropologique, elle prend en compte l'individu-singulier qu'elle ne laisse pas se diluer de manière indifférenciée dans la généralité du genre humain. Ce sont les bourgeois cossus et bien-pensants du XIXe siècle qui, aveugles au christianisme-christianité, se rendent prisonniers d'une religion conventionnelle reposant sur une image aliénée de Dieu, alors que la christianité est la rencontre paradoxale de l'infini et du fini — rencontre éminemment libératrice qui, correctement comprise, pulvérise toutes les aliénations, et spécialement l'aliénation idéologique, puisqu'elle récuse le primat de l'imaginaire au profit du réel effectif. [Voir infra Exigence du temps].

Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. . 2002.

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