saut

saut
* Dans une note de travail pour les Miettes philosophiques, Kierkegaard écrit « Lessing emploie le mot saut que ce soit comme une expression ou comme une pensée est indifférent, je le comprends comme une pensée » (Pap. V B 1, 3 <1844>. Et cf. par exemple Jacques Colette, Histoire et Absolu, Paris, 1972, p. 161). Johannes Climacus dans les Miettes et le Post-Scriptum aux Miettes, mais aussi Johannes de Silentio dans Crainte et tremblement développent la conception kierkegaardienne du saut qualitatif sur laquelle se joue, en grande partie, la position originale de Kierkegaard et par rapport à la philosophie et par rapport au christianisme. Cette position, très différente de celle de Lessing, lui doit beaucoup. Dans l'opuscule intitulé Sur la preuve de l'esprit et de la puissance (1777) par référence à la 1re Épître aux Corinthiens de l'apôtre Paul, Lessing refuse d'aller par extrapolation du contingent au rationnel, de sauter de vérités historiques à des conclusions métaphysiques. Le fait et le droit appartiennent à des ordres distincts. Entre l'historique et le métaphysique il y a, insiste Lessing, « un fossé infranchissable pour quiconque veut d'abord obéir à la raison ». La formulation de Lessing est justement célèbre « Si aucune vérité historique ne peut être démontrée, rien non plus ne peut être démontré par l'intermédiaire d'une vérité historique. En d'autres termes Des vérités historiques contingentes ne peuvent jamais devenir la preuve de vérités rationnelles nécessaires » (traduction inédite Philippe Godet, 1993). Résumant l'argumentation principale contenue dans Sur la preuve de l'esprit et de la puissance, Johannes Climacus écrit «Lessing a dit [...] que des vérités historiques contingentes ne peuvent jamais devenir preuve pour des vérités-deraison éternelles ; et aussi [...] que le passage par lequel on veut construire une vérité éternelle sur une information historique, est un saut » (PS, SV3 IX, p. 80/OC X, p. 88 [une grave erreur ici dans OC X ; je rétablis le texte original danois]).
** Loin de résoudre les problèmes liés à l'historicité (valeur épistémologique du témoignage, valeur ontologique du fait historique, valeur religieuse de la conviction rapportée à l'idée de révélation), Lessing choisit de les accentuer il ne cherche aucunement à combler le fossé ; il travaille au contraire à le creuser, à l'élargir (cf. PS, SV3 IX, p. 85/OC X, p. 94). Lessing adopte ainsi une attitude critique, ironique, que Johannes Climacus juge tout à fait digne de Socrate. Les commentateurs ont souvent tendance à minimiser le rôle joué par Lessing dans la formation de la problématique kierkegaardienne parce qu'ils se méprennent sur l'idée que Kierkegaard a de la rationalité Kierkegaard admire que Lessing fasse de sa raison un usage réflexif et critique (la rationalité qu'il promeut n'est pas dogmatique et elle n'est pas non plus spéculative). Lessing est toujours d'abord celui qui interroge et s'interroge, socratiquement, sans tricher sur les postulats ni sur les conséquences de son discours. Kierkegaard lui rend un bel hommage en disant (nullement ironiquement mais tout à fait laudativement) qu'il le tient pour cet auteur moderne remarquable qui, en plein XVIIIe siècle, se montre capable de penser comme un Grec de l'Antiquité.
*** Dans le cas d'un fossé à sauter (ou non), Kierkegaard prolonge en sens inverse les analyses de Lessing. Kierkegaard-Climacus, ne perdant jamais de vue la pure sagesse humaine — d'où la fiction poétique-algébrique des Miettes —, s'interroge sur les limites de cette sagesse et maintient la place de la foi en postulant que la puissance de l'esprit en tant qu'esprit l'emporte sur cette sagesse (cf. Paul, 1 Co II, 1-5). Quels termes strictement humains et donc philosophiques indiqueront le lieu de rupture avec l'immanence ? Comment résoudre la vraie difficulté soulevée par Lessing sans en venir à combler arbitrairement le fossé qu'il a si intelligemment creusé ? La solution géniale inventée par Climacus creuse à son tour un fossé (celui que commentent les Miettes philosophiques). Mais ce fossé inédit, s'il emprunte plusieurs de ses caractéristiques au « vilain fossé » de Lessing, en modifie tellement les contours qu'il bouleverse la dynamique du saut qui devient, sous la plume de Kierkegaard et de ses pseudonymes, un saut qualitatif engageant l'individu-singulier pour l'éternité dans sa décision de faire confiance à la grâce. Kierkegaard réplique ainsi magnifiquement à Lessing (à qui Climacus adresse un long remerciement non ironique dans le Post-Scriptum). Aux difficultés théoriques et pratiques formulées par Lessing (qui refuse de sauter de l'histoire contingente à la vérité rationnelle nécessaire), Kierkegaard apporte des solutions qui sortent assurément du cadre posé par Lessing. Par rapport à la problématique personnelle de Lessing (1729-1781) qui dans sa vie comme dans son œuvre pose toujours davantage le primat de l'immanence [Lire surtout L'éducation du genre humain, 1780], il s'agit bien évidemment de réponses fortement divergentes ne cachant pas l'immense risque du saut, Kierkegaard invite toutefois à sauter dans la foi par une compréhension de l'histoire telle que l'éternel s'incarne en elle et y vit. Mais ces réponses de Kierkegaard à Lessing ne sont jamais inamicales parce qu'elles sont appelées par le questionnement dont Lessing est l'auteur, et Kierkegaard ne manque jamais de reconnaître vigoureusement sa dette envers lui — non seulement quant au saut mais encore à propos d'autres clarifications conceptuelles. [Développements sur le rapport de Kierkegaard à Lessing pour ce qui concerne les problématiques du saut dans Henri-Bernard Vergote, Sens et répétition. Essai sur l'ironie kierkegaardienne, Paris, 1982, ainsi que Hélène Politis, Le discours philosophique selon Kierkegaard, Doctorat d'État, Sorbonne [Paris-1], 1993, chap. 11, p. 869-975].

Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. . 2002.

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