- religiosité A / religiosité B
- * Le Post-Scriptum aux Miettes philosophiques, rédigé par le pseudonyme Johannes Climacus, insiste sur la distinction entre le religieux A et le religieux B. Le religieux A comprend toute forme de religiosité à partir du moment où celle-ci inclut l'engagement personnel et pathétique. À ce compte, Socrate, lorsqu'il se réfère à son démon (daimôn) ou quand il renvoie à la réminiscence pour expliquer que chacun a à retrouver en lui-même les Idées que son âme a contemplées autrefois, serait un représentant (nullement le seul, mais un bon représentant) du religieux A — celui-ci appartenant encore au registre de l'immanence. La religiosité A suppose que l'être humain cherche en soi-même d'abord l'éternité, cette dimension étant inscrite en lui, de telle sorte qu'il n'y a pas ici d'élément qualitatif nouveau ou différent qui intervienne et soit à rencontrer. Au contraire, la religiosité B (c'est-à-dire le religieux spécifiquement chrétien, du point de vue de Kierkegaard) implique non seulement le mouvement pathétique mais encore le mouvement dialectique [Voir supra Dialectique ; Pathétique]. Qu'elle ait besoin du dialectique, signifie qu'elle a à faire à un élément d'altérité absolue, étrange et étrangère. Le religieux B est une rencontre — non pas une synthèse mais vraiment une rencontre — paradoxale du champ de l'immanence avec celui de la transcendance, un heurt paradoxal de la finitude et de l'infini, du relatif et de l'absolu (cf. par exemple André Clair, Pseudonymie et paradoxe. La pensée dialectique de Kierkegaard, Paris, 1976, p. 290-298). Et cette collision paradoxale de la finitude et de l'infini se produit dans le fini, ce qui accentue la difficulté.** C'est cette religiosité B (explorée déjà par Climacus) qu'Anti-Climacus, l'auteur pseudonyme de L'école du christianisme (ou Entraînement [personnellement engagé] dans la direction du devenir-chrétien ou Introduction dynamique à la christianité) et de La maladie à la mort, va plus spécialement étudier. Le problème de Climacus et celui d'Anti-Climacus concernent complémentairement la question du devenir-chrétien. Ne se définissant pas comme chrétien, Climacus, l'auteur des Miettes philosophiques et du Posi-Scriptum aux Miettes, choisit de déployer à propos du devenir-chrétien une réflexion qu'il désigne, dans les Miettes, comme abstraite, algébrique, abrégée ; non pas comment devenir chrétien ? — mais quelles sont les conditions du devenir-chrétien ? (Climacus s'interroge sur la christianité comme configuration spécifique). Anti-Climacus est, pour ainsi dire, de l'autre côté du miroir et il apporte la solution au problème posé par Climacus. Anti-Climacus « est caractérisé comme chrétien au plus haut point. Ce caractère est explicitement affirmé dans le sous-titre de La Maladie à la Mort "un exposé psychologique et chrétien pour l'édification et le réveil" » (A. Clair, Pseudonymie et paradoxe, p. 193).*** Ni La maladie à la mort ni L'école du christianisme ne sont, à proprement parler, des discours édifiants ; il ne s'agit pas pour Anti-Climacus d'édifier ici-maintenant mais d'esquisser des stades sur le chemin de l'édifiant, d'indiquer la direction de l'édification, d'écrire en vue d'édifier, après avoir réfléchi aux obstacles à l'édification et aux conditions dans lesquelles se pose la question de l'édification. Jamais sectaire, Kierkegaard est même plutôt celui à qui l'on peut sans crainte faire appel quand on a à lutter contre des menaces d'enrôlement sectaire. André Clair rappelle que dans sa Phénoménologie de l'esprit Hegel, blâmant les excès romantiques, considère l'édifiant comme ce dont il faut grandement se méfier car peuvent y être absents « le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif» (cf. Pseudonymie et paradoxe, p. 196). Pour Hegel, l'édifiant est ce à quoi l'on doit vouloir échapper, c'est la fadeur du sentiment et c'est ce qui n'est pas susceptible d'être repris dialectiquement car, dans l'édification telle que la conçoit Hegel, il n'y a pas de négativité à l'œuvre. Kierkegaard, quand il publie des discours édifiants signés de son propre nom, ou quand il fait intervenir le pseudonyme Anti-Climacus, ce chrétien authentique rédigeant des discours à visée édifiante, répond à Hegel et relève (sans Aufhebung !) le défi en montrant que l'édifiant n'a nullement cette fadeur. Chez Kierkegaard, l'édifiant n'est jamais lénifiant.
Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. Hélène Politis. 2002.