- mort
- * Dans sa Phénoménologie de l'esprit Hegel, parlant du travail du négatif, dit que l'esprit ne conquiert sa vérité qu'en se retrouvant soi-même dans le déchirement absolu. Du point de vue de Kierkegaard, qui connaît bien la Phénoménologie hégélienne, mort et esprit véritable sont également indissociables. Seul l'esprit, précisément parce qu'il est esprit, c'est-à-dire éternellement vivant, peut redouter la mort et l'affronter comme lieu et expérience intenable de la contradiction insoluble entre fini et infini, sensible et intelligible, corps et âme, temps et éternité l'esprit « ne peut pas mourir, et pourtant il doit attendre, car le corps doit assurément mourir » (CA, SV3 VI, p. 180, n. 1/OC VII, p. 191, n. *). Anciens et modernes ne perçoivent pas cette contradiction de façon analogue. Kierkegaard se plaît à recourir à un opuscule important de G. E. Lessing (1729-1781), Comment les Anciens représentaient la Mort (1769). Lessing y insiste sur le fait que, les Anciens présentant mythologiquement la Mort comme sœur du Sommeil, la mort humaine perd ainsi tout caractère hideux ou repoussant. Spécialement dans la sculpture [Ne pas oublier ici la distinction fondamentale posée par Lessing dans son Laocoon (1766) entre production plastique et production poétique], la mort prend les traits d'un génie adolescent, ailé, méditatif, à la beauté sereine [Se référer ici aux analyses de J. J. Winckelmann (1717-1768) concernant les sculptures antiques]. Selon Lessing, si le sommeil exprime la vie provisoirement suspendue, la mort est le sommeil extrême, un sommeil à la seconde puissance, la vie indéfiniment suspendue. Dans ce cas il n'y a pas différence radicale entre sommeil et mort mais identité essentielle, le sommeil et la mort servant de miroir l'un à l'autre. Kierkegaard, ou plutôt son pseudonyme Vigilius Haufniensis, l'auteur du Concept d'angoisse (1844), puise dans ce texte de Lessing quelques-uns des éléments majeurs de sa propre réflexion sur l'esprit devant la mort « Qu'on lise le beau traité de Lessing concernant la manière dont l'art antique représentait la mort on ne pourra nier qu'on est ému d'une rassurante mélancolie par l'image de ce génie dormant, ou en considérant la belle solennité avec laquelle le génie de la mort incline sa tête et éteint le flambeau. Il y a, si l'on veut, quelque chose d'indescriptible-ment engageant et tentant dans le fait de se confier à un pareil guide, c'est apaisant comme un souvenir dans lequel il n'y a rien dont on se souvienne. Mais, d'autre part, ce n'est pourtant guère rassurant de suivre ce guide muet ; car il ne cache rien, sa silhouette n'est en rien un incognito, tel qu'il est, telle est la mort, et par là c'en est fini. Une mélancolie insondable gît dans le fait que ce génie, avec son amicale silhouette, s'incline sur le mourant et, du souffle de son dernier baiser, éteint la dernière étincelle de vie, tandis que le vécu s'est déjà évanoui peu à peu et que la mort est restée là comme le secret qui, lui-même inexpliqué, a expliqué que la vie tout entière était un jeu [...]. Mais c'est là que réside aussi le mutisme de l'anéantissement le tout était seulement un jeu d'enfant et maintenant le jeu est fini » (CA, SV3 VI, p. 180, n. 1/OC VII, p. 192, n. *).** La représentation antique de la mort et du sommeil traités en jumeaux ôte à la mort tout caractère dramatique. Symétriquement, elle empêche de penser le temps comme temporalité puisqu'il est réduit à une succession d'instants abstraitement interchangeables. L'art antique, dans sa dimension privilégiée d'art plastique (cf. aussi Hegel, Cours d'esthétique), illustre ce temps qui, réduit à une succession ponctuelle saisie dans la dimension de l'immanence, ne renvoie qu'à lui-même, ne recèle aucune énigme spirituelle, ne sous-entend nul mystère. Au contraire, prenant la mort au sérieux, la conception moderne de l'esprit oblige à penser le temps comme histoire (individuelle et collective) où chaque minute compte pour de bon (cf. Sur une tombe, 3e des Trois discours sur des circonstances supposées, 29 avril 1845, SV3 VI, p. 296-323/OC VIII, p. 61-89). Chez Lessing Kierkegaard trouve une pensée des frontières qui l'aide à mieux comprendre la signification chrétienne (et moderne) de la mort. Cette signification chrétienne de la mort, Kierkegaard, par la voix du pseudonyme Anti-Climacus, la commente dans un ouvrage dont le titre a été stupidement traduit en français par Traité du désespoir, alors qu'il s'agit d'un magnifique et stupéfiant traité de l'espérance, son titre original authentique (Sygdommen til Døden) renvoyant à la formulation de l'Évangile (Jean XI, 4) selon laquelle cette maladie n'est pas à la mort cf. La maladie à la mort (1849 SV3 XV, p. 65-180/OC XVI, p. 163-285.*** À la fin du 2e chapitre du Concept d'angoisse Vigiliu Haufniensis, comparant culture antique grecque et christianité pou ce qui concerne l'esprit, le sensible, le corps, la sexualité, affirme qu'on gagne à suivre la conception chrétienne plutôt que la pensée grecque on perd cette sérénité mélancoliquement érotique qui caractérise l'Antiquité mais on acquiert une détermination de l'esprit inconnue des Grecs. C'est donc en termes de gain ou de victoire et non de perte nostalgique qu'on doit concevoir le concept kierkegaardien de l'esprit. Ce gain ne va pas sans une expérience d'abord douloureusement négative c'est en se découvrant pécheur que l'individu s'appréhende véritablement comme esprit, mais sur le mode d'une tâche à accomplir et non comme s'il s'agissait d'un état donné. S'impose alors dans toute sa concrétude la dimension temporelle, que les Anciens ne percevaient qu'abstraitement. Le 3e chapitre du Concept d'angoisse s'interroge sur les concepts corrélatifs d'instant et de passage « C'est seulement avec le christianisme que la sensibilité, la temporalité, l'instant viennent à compréhension, précisément parce que c'est seulement avec lui que l'éternité devient essentielle » (CA, SV3 VI, p. 173, fin de la note 2/OC VII, p. 184, fin de la note**). Mais cette éternité essentielle (au sens d'indispensable) n'appartient pas, pour ce qui concerne l'homme, au registre de la pure essence, parce que l'être humain est une synthèse de temporel et d'éternel. Le paganisme ignore une telle conception des rapports dynamiques de la temporalité et de l'éternité (cf. CA, SV3 VI, p. 176, n. 1/OC VII, p. 187, n. *). Kierkegaard, se réclamant de Lessing, fait comprendre pourquoi la conscience moderne n'est pas satisfaite par la calme représentation païenne de la mort. L'instant au sens chrétien (et moderne) du terme est tout le contraire de l'instant atomistique des Anciens, il est rencontre du temps et de l'éternel à la fine pointe de la synthèse portée par l'esprit (cf. surtout MM, SV3 XV, p. 73-74/OC XVI, p. 171-172). [Pour plus d'informations sur les thèmes ici esquissés, voir H. Politis, Le discours philosophique selon Kierkegaard, Doctorat d'État, 1993, chap. 11].
Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. Hélène Politis. 2002.