Tragisk Helf (héros tragique)

Tragisk Helf (héros tragique)
* Par l'étude du héros tragique on se donne les moyens de poser deux questions kierkegaardiennes majeures : 1) la question des frontières du stade éthique ; 2) la question de la spécificité du geste religieux en tant qu'il diffère d'un geste éthique aussi bien que d'un geste esthétique. On trouve donc ici dessinés en filigrane les stades (esthétique, éthique, religieux). Dans Crainte et tremblement sont présentés (cf. CrT, SV3 V, p. 51-62/OC V, p. 146-158) plusieurs cas tragiques de sacrifice d'un enfant par son père sacrifice d'Iphigénie par Agamemnon (voir Euripide, Iphigénie à Aulis) ; fille de Jephté sacrifiée par son père (voir dans l'Ancien Testament le Livre des Juges) sacrifice par Brutus de son fils (voir Tite-Live, Histoire romaine, II, 5). Agamemnon, Brutus ou Jephté, chacun dans sa double dimension privée et publique, sont des héros tragiques en eux le père et le chef, l'individu et la collectivité se heurtent avec une égale légitimité ; le principe de la collectivité l'emporte sur le principe individuel, mais sans ruiner en son fondement ce principe. C'est pourquoi il y a tragédie aucun des deux principes que réunit en sa personne le héros tragique n'est condamné au profit de l'autre et pourtant ils se livrent une lutte à mort d'où ni l'un ni l'autre ne sortira vainqueur. On constate que Kierkegaard a fort bien lu la Poétique d'Aristote et les Leçons sur l'esthétique de Hegel et qu'il sait s'en servir tout en développant une pensée parfaitement neuve.
** Lorsqu'il répond à l'appel de Dieu l'invitant à sacrifier son fils sur le mont Moriyya, Abraham est-il par rapport à Isaac comme Brutus par rapport à son fils, Agamemnon par rapport à sa fille, Jephté par rapport à la sienne ? Assurément non. Premièrement, le héros tragique accomplit son geste assassin au profit d'une communauté socio-politique ; mais c'est sans finalité socio-politique qu'Abraham conduit Isaac vers le lieu du sacrifice. Deuxièmement, la souffrance du héros tragique est perçue par la collectivité humaine au profit de laquelle il tue, et elle ne manque pas de le plaindre ; Abraham, au contraire, est contraint, dans l'accomplissement de son dessein criminel, de s'exclure du groupe humain qui est le sien il ne peut être compris par aucun individu humain (ni son épouse, ni son fils, ni personne d'autre). Troisièmement, Abraham est privé de toute possibilité de justifier humainement son geste devant les hommes il est condamné au silence ; mais le héros tragique dispose d'arguments pour expliquer sa situation personnelle et sa position politique (la tragédie est d'abord, en ce sens, un discours et met en scène des arguments ; elle est également l'exposition théâtrale des paroles de ceux qui sollicitent le héros tragique, lui répondent, l'invitent à accepter son sort, pleurent avec lui). Quatrièmement, le héros tragique est solitaire sans être isolé par son caractère exceptionnel, il peut faire horreur aux autres hommes, mais cette horreur même souligne indirectement qu'il est un homme au milieu des autres ; Abraham est radicalement isolé (coupé de tous les autres hommes) sans être à proprement parler seul (car il est devant Dieu). Cinquièmement, ces héros tragiques tuent leur enfant — même si cela n'advient que par le biais d'une représentation sur les planches d'un théâtre — et ils ont à faire l'expérience du deuil, tandis que, au moment décisif, Dieu rend à Abraham son fils par un geste miraculeux ; cheminant vers le mont Moriyya, Abraham, il faut le souligner, n'a jamais douté qu'aurait lieu ce miracle.
*** Le héros tragique, en tant que héros, appartient à l'esthétique (toutefois n'importe quel héros esthétique n'est pas un héros tragique stricto sensu). Abraham, qui n'a rien d'un héros tragique, est l'exception relevant de la sphère religieuse. Cette opposition conceptuelle très importante obéit aux critères qui séparent le religieux de l'esthétique. Par exemple, le héros est intéressant, alors qu'Abraham n'est jamais intéressant (s'il tombait sous la catégorie de l'intéressant, il ne serait pas Abraham). Si, pour ce qui concerne l'issue miraculeuse du sacrifice d'Isaac, intervient bien quelque chose comme une réconciliation, celle-ci ne se confond nullement avec une conciliation. En effet, témoignant incontestablement d'une présence de l'absolu dans le sensible et l'être-là, elle témoigne aussi, irrécusablement, de ce que cette présence est celle d'une altérité paradoxale. La réconciliation n'est alors ni un accord ni un compromis entre parties contractantes, elle n'est pas non plus la résolution esthétique d'un conflit tragique, mais elle s'apparente à l'affirmation religieuse selon laquelle « celui qui apprend de Dieu, [celui-là] est confirmé dans l'homme intérieur. Donc, même s'il perdait tout, il gagnerait pourtant aussi tout » (3e des Trois discours édifiants du 16 octobre 1843, SV3 IV, p. 92/OC VI, p. 91). [Voir aussi infra Suspension téléologique de l'Éthique].

Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. . 2002.

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