- apôtre
- * On montre bien la spécificité de l'apôtre en le comparant au génie [Voir aussi infra Génie]. L'un et l'autre sont qualitativement distincts. À chacun son ordre, son registre celui du génie est l'esthétique, celui de l'apôtre est le religieux chrétien paradoxal. Cette distinction est déjà inscrite dans l'étymologie tandis que le génie résulte d'un talent inné (le génie étant lié à une disposition naturelle immanente qu'il s'agit de cultiver), l'apôtre, quant à lui, est appelé de l'extérieur à devenir ce qu'il est. Une invitation, ou une convocation, lui est adressée par un Autre (cet appel est littéralement une vocation). Une pareille invitation ne renvoie aucunement chez l'apôtre à une originalité initiale, à des capacités personnelles ; on ne naît pas apôtre, on le devient parce qu'on se trouve investi d'une charge et d'une responsabilité reçues de Dieu (cf. DGA, SV3 XV, p. 53/OC XVI, p. 150). La nouveauté apportée aux hommes par l'apôtre vient comme une grâce transcendante, et cette nouveauté (contrairement à l'inédit qu'offre aux hommes le génie) est inouïe. C'est qu'il y a don (génialité) et don (grâce divine) il ne faut pas brouiller les concepts en identifiant à tort invention humaine novatrice et révélation paradoxale.** Entre l'esthétique et le religieux on note un chiasme irréductible. Dans le champ de l'esthétique le génie ne s'individualise qu'occasionnellement (il exprime une virtualité en puissance au sein de l'identité) toutefois, en tant que génie, cet individu exceptionnellement doué est humainement irremplaçable et originalement spécifié. Au contraire, l'apôtre n'offre aucune détermination relevant du talent personnel et tout homme est ainsi également fondé à devenir apôtre ; mais simultanément l'apôtre, comme apôtre, est différent des autres hommes. Avec l'apôtre, on ne se trouve pas devant un fait esthétique mais devant un fait paradoxal (cf. LA, Pap. VII 2 B 235, p. 75/OC XII, p. 75). Aucune sorte d'immanence ne peut assimiler le fait paradoxal qui échappe à la pure dimension du temps, puisqu'il témoigne de la présence de l'éternel au cœur même de la temporalité.*** L'opposition de la pensée et de la foi apparaît ici en toute rigueur la pensée relève de l'immanence (à laquelle appartient aussi le génie), tandis que le paradoxe ne se laisse pas penser mais surpasse la pensée (cf. par exemple DGA, SV3 XV, p. 63/OC XVI, p. 160 [et LA, Pap. VII 2 B 235, p. 151/OC XII, p. 148] ; cf. aussi PS, SV3 X, p. 233/OC XI, p. 247). Que la pensée s'inscrive dans l'immanence ne signifie d'ailleurs pas qu'elle doive être condamnée, du moment qu'elle ne sort pas de son champ d'exercice toute pensée se déploie dans l'immanence et dans le milieu de l'identité, en cette égalité essentielle qui est celle de l'intemporalité — intemporalité à ne pas confondre avec l'éternité [Voir infra Penseur abstrait]. Tout à fait différemment, l'autorité de l'apôtre relève d'un ailleurs absolu et la mission de l'apôtre a une qualité spécifique paradoxale. Seule la foi (non la certitude sensible, pas davantage la pensée pure) donne accès au fait paradoxal, à la doctrine de l'Homme-Dieu on ne pense pas l'altérité absolue, on se rapporte à elle et l'on y croit.
Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. Hélène Politis. 2002.