- dialectique
- * Kierkegaard distingue plusieurs sortes de dialectique. Toutes n'entretiennent pas un rapport analogue au mouvement et à l'idée, toutes ne se valent pas. D'où une classification à quatre termes, deux inscrits dans l'Antiquité et deux dans la modernité Socrate [dialectique n° l]/Platon [dialectique n° 2] ; Hegel [dialectique n° 3]/Kierkegaard [dialectique n° 4]. Les dialectiques n° 1 et n° 4 peuvent être qualifiées d'ironiques, tandis que les dialectiques n° 2 et n° 3 sont spéculatives. Les dialectiques n° 1 et n° 4 sont sous la législation de l'entendement, les dialectiques n° 2 et n° 3 sous la législation de la raison. Les dialectiques n° 1 et n° 4 restent délibérément interrogatives, critiques, sans conclusion englobante, tandis que les dialectiques n° 2 et n° 3 sont spéculatives, ontologiquement totalisantes. « Il y a une dialectique [= celle de Socrate] qui, dans un perpétuel mouvement, veille continuellement à ce que la question ne s'enlise pas dans une conception accidentelle, qui, jamais lasse, est toujours prête à remettre à flot le problème lorsqu'il s'est échoué, bref, qui sait toujours tenir le problème en suspens et qui veut précisément le dénouer en cela et par cela. Il y a une dialectique [= celle de Platon] qui, en procédant à partir des idées les plus abstraites, veut les laisser se déployer en déterminations plus concrètes, une dialectique qui veut avec l'idée construire l'effectivité» (CI, SV3 I, p. 161-162/OC II, p. 111). Kierkegaard élabore ses concepts par-delà le riche Système hégélien. Sa dialectique est elle-même dialectiquement polémique. Elle opte pour un retour au Socrate historique en deçà de la philosophie platonicienne des Idées ; mais, assumant ce mouvement, Kierkegaard ne fait pas retour à l'Antiquité (un tel retour serait philosophiquement régressif et d'ailleurs il est historiquement irréalisable) ; proposant ce regard en arrière vers Socrate, Kierkegaard désamorce plutôt en un geste vraiment moderne (post-hégélien) ce qu'il y a d'encore « platonicien » chez Hegel.** Dans la définition de la dialectique se trouvent spécialement mis en cause le statut du sujet pensant vivant d'une part, et sa relation avec l'objectivité d'autre part. L'exercice de la pensée (ceci valant pour Socrate, Platon, Hegel, Kierkegaard, quoiqu'ils n'attribuent pas à la pensée une fonction identique dans l'accès à la vérité) est un travail. Ce travail peut souligner les apories, renforcer les limites, multiplier les obstacles, tout comme il peut exprimer le choix inverse parier pour l'accès rationnel à la réalité, pour l'élaboration progressive d'un discours de vérité, pour le cumul réussi des étapes de recherche du sens. Dans le premier cas (dialectiques n° 1 et n° 4), est accentué le mouvement d'accès à la vérité, avec ce qu'il a de novateur mais aussi de décevant et de douloureux ; dans le second cas (dialectiques n° 2 et n° 3), sans pour autant que le mouvement de recherche soit occulté, ce qui est décisif, c'est la production du résultat qui va jusqu'à s'ériger en autoproduction (chez Hegel). Or si, avec Kierkegaard, on juge que se maintient ouverte la fracture entre la finitude et l'infinité, entre la pensée et l'être, on n'accepte pas la suppression-conservation hégélienne (Aufhebung en allemand). À cette reprise-relève on oppose alors une répétition-reprise (Gjentagelse en danois) à laquelle on accède non par la voie systématique mais par la foi paradoxale qui conserve (sans dépassement) la contradiction des opposés au sein même du geste qui sauve.*** Du grand débat Kierkegaard-Hegel, on ne retient ordinairement que les critiques violentes adressées par Kierkegaard au Système. Traiter ainsi le discours kierkegaardien, c'est oublier sa dimension philosophique. Car c'est au nom même d'une compréhension pertinente de la dialectique et par respect pour l'activité philosophante — nullement par rejet de la philosophie — que Kierkegaard se veut attentif à ce qu'il y a d'inachevé et de négatif (c'est-à-dire de positif en germe mais toujours-non-encore-définitivement-germé) dans la pensée humaine en quête de sens « je ne suis pas poète et je procède seulement dialectiquement » (CrT, SV3 V, p. 82/OC V, p. 179). Cette assertion de Johannes de Silentio s'applique à l'œuvre de Kierkegaard en son entier (cet entier n'étant en rien une totalité).
Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. Hélène Politis. 2002.