non-contemporain

non-contemporain
* Les Miettes philosophiques posent la question paradoxale d'un point de départ pris dans le temps à partir duquel serait rendue accessible une béatitude éternelle. La difficulté ne vient pas seulement de l'hétérogénéité des deux champs (le temps, l'éternité) elle résulte encore du fait que — à supposer possible une pareille rencontre — on aura, en tant qu'être humain incapable de mettre le champ temporel entre parenthèses, à prendre position par rapport à elle. L'individu qui se trouve témoin de la rencontre paradoxale parce qu'il vit durant la période où celle-ci historiquement se produit, bénéficie-t-il d'un avantage quand on le compare à un être humain vivant à une époque postérieure ? Climacus-Kierkegaard répond que la contemporanéité immédiate (être là lors de l'événement, y assister, y participer en tant que témoin historique direct) ne peut jamais être plus qu'une occasion. Car la foi n'est pas une connaissance dans la mesure où « aucun connaître ne peut avoir pour objet cet absurde l'éternel est l'historique » (Mi, SV3 VI, p. 58/OC VII, p. 58). Connaître, c'est connaître ou bien un élément éternel ou bien un élément historique ; on connaît l'un ou l'autre, jamais les deux ensemble. Par exemple, ou bien je connais historiquement l'individu nommé Spinoza qui vécut entre 1632 et 1677 — ou bien je connais intellectuellement le spinozisme ; même si je lis la doctrine de Spinoza à la lumière de sa vie (ou sa vie à la lumière de sa doctrine), je reste unilatéralement situé dans un seul de ces deux champs, à l'exclusion de l'autre. Or, quand je me rapporte à l'éternel s'incarnant dans le temps, au Dieu éternel s'étant fait historiquement homme, j'ai à me tenir vis-à-vis de lui dans une relation telle que je maintienne, en un acte paradoxal, cet objet paradoxal historico-éternel. C'est comme croyant que le disciple se rapporte « à ce maître-ci de telle sorte qu'il s'occupe éternellement de son être-là historique » (Mi, SV3 VI, p. 58-59/OC VII, p. 58). Effectuant cette visée paradoxale, le contemporain et le non-contemporain rencontrent exactement la même difficulté. Nul n'a le moindre privilège comparé à l'autre ni le contemporain parce qu'il aurait vu personnellement l'événement, ni le non-contemporain parce qu'il pourrait être mieux documenté sur les circonstances et les conséquences historiques, ou encore parce qu'il serait meilleur théologien. On ne reçoit pas la foi de seconde main tout croyant est disciple de première main, tout croyant, en tant que tel, est contemporain de l'événement christique.
** Kierkegaard ne met pas en cause la réalité historique d'un homme (Jésus) ayant vécu à une époque donnée et au sujet de qui l'on possède des documents. Mais cette personne, nul autre que le croyant ne peut la reconnaître comme étant Dieu [Voir infra Signe-de-la-contradiction]. Allons jusqu'à nous représenter un tyran tout-puissant acharné à collecter des informations concernant un événement ou une série d'événements (cf. Mi, SV3 VI, p. 83/OC VII, p. 86). Naïvement ce tyran s'imagine qu'un changement qualitatif (un savoir donnant accès à la vérité) résultera de l'accumulation quantitative des données (l'enquête). À supposer qu'il ait contraint les témoins encore vivants à avouer la totalité de ce qu'ils savent et de ce qu'ils ont observé concernant cet événement, aurait-il réussi à satisfaire son vœu ? Non, car la prétention d'embrasser quantitativement l'événement est illusoire. Quelles que soient les techniques dont elle dispose, l'enquête tyrannique (métaphore extrême de l'historiographie quantitative) est vouée à l'échec parce qu'elle se trompe d'objet. Loin de viser le qualitatif à travers le quantitatif, l'enquête convenable devrait « sauter » hors du quantitatif pour trouver la qualité non dans une synthèse impossible du qualitatif et du quantitatif mais dans leur rencontre paradoxale. Cette conception kierkegaardienne du témoignage est doublement instructive. Premièrement, elle aide à s'interroger sur la nature de l'événement historique et sur la valeur du discours historique. Deuxièmement, cette façon de poser le problème du témoignage oblige à réfléchir sur le statut de la foi. Il n'y a pas de représentation directe du Dieu vivant, Jésus s'est donné à voir sous l'apparence d'un homme quelconque et cette forme « n'était en rien apparence-trompeuse, car s'il en était ainsi, cet instant-ci ne serait pas l'instant» (Mi, SV3 VI, p. 60/OC VII, p. 60). Climacus pose dans toute sa force paradoxale la question « Comment donc l'aspirant-au-savoir devient-il croyant ou disciple ? » (Mi, ibid.). Il le devient instantanément (ici-maintenant) et pourtant il ne le devient ni ponctuellement ni de façon contingente mais paradoxalement. Et s'il devient disciple, c'est que la condition pour le devenir lui est donnée de l'extérieur et qu'elle est apportée dans l'instant [Voir infra Instant]. Cette condition-ci n'est pas n'importe laquelle « une pareille condition doit assurément être une condition éternelle » (M, ibid.). Foi et paradoxe sont congruents la foi est l'organe du paradoxe qui, lui-même, est et exprime la rencontre de l'éternel avec le temps.
L'homme d'un temps ultérieur a la possibilité d'être contemporain effectif tout autant que peut l'être (mais ne l'est pas obligatoirement) un contemporain immédiat. L'historicité du Christ s'inscrit dans l'histoire humaine (sinon cette historicité du Christ ne serait qu'un jeu verbal ou un tour de magie sans consistance) on a ici affaire à l'histoire au sens 1 (histoire comme succession organisée d'événements et narration savante de ces événements). Mais l'historicité du Christ est également ce par quoi l'histoire humaine est plus et autre que l'histoire au sens 1. L'histoire au sens 2 ne cesse pas d'être une histoire humaine (elle n'est pas magiquement transformée en quelque chose d'autre) mais, simultanément, elle est répétée-reprise (sans Aufhebung, sans suppression-conservation, sans dépassement-relève à la Hegel) comme histoire articulée à l'éternité, histoire où se décide pour l'être humain sa vie éternelle. Quand on croit chrétiennement, on n 'en croit pas ses yeux.

Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. . 2002.

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